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Si le roman policier se porte assez bien en Afrique, la bande dessinée policière n’est guère représentée. Une bonne raison pour se plonger dans la deuxième aventure du commissaire Kouamé1, écrite par Marguerite Abouet (Aya de Yopougon) et dessinée par Donatien Mary (Le premier bal d’Emma).

Un homme tombe avec son ombre commence quand le commissaire Marius Kouamé, le chef de la police ivoirienne, un homme intègre et attaché au respect de la loi, est appelé à retrouver par tous les moyens Gaëlle Monfort, une jeune lycéenne disparue alors qu’elle sortait de chez un glacier de Cocody. Le père étant un important industriel français installé en Côte d’Ivoire, l’affaire est prise au sérieux au plus haut niveau, d’autant plus que des rumeurs sur des enlèvements d’enfants circulent dans la capitale. La jeune fille, qui souffre d’albinisme, pourrait être une proie recherchée…

Le récit aborde donc le sujet des rapts d’enfants et des meurtres rituels, encore présents en Afrique, en particulier à la veille d’échéances électorales (ici les municipales). Marguerite Abouet rejoint ainsi Unity Dow (Les cris de l’innocente), Michael Stanley (Deadly Harvest) et Alexander McCall Smith (The N° 1 Ladies' Detective Agency) qui ont repris l’histoire tragique de la mort de Segametsi Mogomotsi, une jeune écolière retrouvée assassinée et mutilée en 1994 au Botswana. Ce thème constitue également la base de Kaveena, de Boubacar Boris Diop et de Où est passée Fatimata ?, de Dominique Titus.

Kouamé mène son enquête, aidé de ses inspecteurs : Arsène, son adjoint et chauffeur européen, amateur de conduite sportive et empêtré dans ses histoires sentimentales ; la séduisante Opportune, aussi rusée que courageuse ; l’élégant inspecteur Yao, et de quelques indicateurs, dont un muet, s'exprimant par force gestes. Elle le conduit dans divers lieux d’Abidjan, en particulier à Yopougon dans un quartier informel appelé par ses habitants « Mon mari m’a laissée », où il sait pouvoir compter sur l’aide de Gor et de Clémentine, déjà présents dans le premier album. Les informations qu’il y recueille le mettent sur la piste d’un marabout qui contrôle une bande d’enfants perdus à qui la misère et le manque d’éducation n’ont a pas laissé d’autre voie que la délinquance :

Leur travail de vendeurs de rue ne leur rapporte pas assez d’argent, donc ils agressent, volent pour acheter de la drogue, fumer, prendre des comprimés pour ne pas penser à leurs victimes. (2021 : 100)

De perquisitions en planques et en filatures, d’hôtels en maquis, Kouamé ne lâche rien, n’hésitant pas à coffrer des collègues qui ont refusé de prendre la plainte d’une mère dont l’enfant, albinos, a disparu avant d’être retrouvé mort, le cœur arraché (« La justice doit être la même pour tous. »), à mener des interrogatoires de façon très personnelle dans la bien-nommée salle des bobos (« Monsieur, c’est progressif, la violence chez moi. Je fais d’abord du bluff, puis je les affame. Les coups viennent seulement après Et si je porte des coups, c’est pour obtenir des résultats. ») ou à détruire par le feu les fumoirs et les cabanes d’un quartier de délinquants. Efficace (il est surnommé le Scorpion urbain), respectueux de la loi, esprit logique (comme le commissaire Habib de Moussa Konaté, il oppose la raison à l’obscurantisme), il ne recule devant rien pour mettre fin aux activités de « brouteurs » (des escrocs pratiquant le chantage sur les réseaux sociaux), de bandes spécialisées dans les enlèvements d’enfants et, surtout, de marabouts et de féticheurs au service de politiciens prêts à commanditer des meurtres rituels pour réaliser leurs ambitions politiques.

Ecoutez, cette année 2021, dans ce pays qui aspire à l’émergence économique, dans ce pays ou le plus humble parmi les plus humbles dispose de plusieurs téléphones portables, il existe encore des personnes qui sont convaincues que pour acquérir la fortune et la puissance, il faut procéder à des sacrifices humains.

Ce genre de pratique relève d’un passé lointain, d’un temps que peu d’entre nous ont connu, celui où nous vivions dans l’obscurité et l’obscurantisme.

L’obscurité a sans doute reculé dans nos villes et dans nombre de nos contrées mais hélas, pas encore l’obscurantisme avec tous ses ravages. (2021 : 81)

Bien que Marguerite Abouet reste pudique sur le détail de ces exactions – enfants kidnappés et démembrés, albinos massacrés, cadavres mutilés –  le discours qu’elle prête à Kouamé condamne sans ambiguïté une société corrompue et pervertie qui, de plus, dénie aux plus faibles le droit à la justice.

Les sacrifices humains existent depuis très longtemps, mais avant d’en arriver là, traditionnellement, il fallait épuiser toutes les procédures de conjuration du mal. On commençait par sacrifier les animaux. Aujourd’hui, on est face à des voyous à qui on remet de l’argent pour aller abattre des gens, leur extorquer des organes à vifs. Ce n’est pas un rituel, c’est de la barbarie2.

Un homme tombe avec son ombre, si l’on oublie un instant la tragédie que représentent pour les familles ces crimes odieux, est souvent drôle. Le personnage de Marius Kouamé, avec ses excès, est touchant, son engagement au service de la justice et son dynamisme (parfaitement rendu par le dessin de Donation Mary) étant à la hauteur de ses valeurs morales. L’histoire secondaire sur les démêlés de son adjoint Arsène avec une petite amie envahissante, que l’on suit à travers les échanges de SMS jusqu’à un happy end final, est savoureuse. L’album ne peut que retenir l’attention du lecteur, l’intrigue et l’enquête créant un suspense digne des meilleurs romans policiers, même si la chute, comme cela arrive souvent dans le genre, le ramène à une affaire finalement banale et à un dénouement assez éloigné de celui que le lecteur attendait.

Bref ce livre magnifiquement mis en images qui traite d’un sujet grave correspond bien à ce que cherchent les auteurs de romans policiers africains : traiter des problèmes politiques, économique ou sociaux de fond en utilisant un genre populaire accessible au plus grand nombre.

1 - Le premier tome, Un si joli jardin, est paru en 2017.

2 – Entretien de Joseph Tonda, professeur à l’université Omar Bongo de Libreville, avec Elise Esteba, Jeune Afrique n° 2787, 1er juin 2014.

Marguerite Abouet et Donatien Mary, Commissaire Kouamé, Un homme tombe avec son ombre, © Paris, Gallimard, coll. Bande dessinée, 2021.

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Tag(s) : #Côte d'Ivoire, #Romans en français, #Afrique de l'Ouest
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