Sur un tronçon de route isolé près d’une petite ville côtière d’Afrique du Sud, un homme prend un auto-stoppeur : le chauffeur est un pasteur qui rejoint sa nouvelle paroisse, le passager, un fugitif. Lorsque le pasteur devient un peu trop entreprenant l’homme le tue, cache son corps dans une carrière, endosse ses vêtements et son identité. Mais le faux pasteur ne peut prévoir l'enchaînement des événements, pour lui comme pour les autres protagonistes, une fois découvert le corps de sa victime…
Qui est ce fugitif ? Qu’a-t-il fait pour avoir la police aux trousses ? On ne le saura pas, mais là n’est pas l’essentiel. Dans une ambiance délétère, entre une ville « petite, laide et disparate » et le veld désolé et aride, La faille – le titre original, The Quarry, qui signifie à la fois la carrière et la proie, est plus explicite – est le récit haletant de la fuite d’un homme, puis de deux, jouant à cache-cache sous le soleil avec un policier pour sauver leur vie. Un trio de circonstance où chacun voit finalement son destin basculer au hasard des événements. Tout ici est dans la traque : « Ils n’étaient plus des individus mais un principe en action : la loi et le hors-la-loi, le chasseur et sa proie. »
Il dépassa l’église blanche en courant. Il dévala une rue puis une autre qui débouchait dans la rue principale. Il s’élança au milieu de la voie. L’obscurité était presque totale à présent et les fenêtres qui bordaient la rue étaient éclairées et des silhouettes s’y découpaient à contre-jour, des gens accroupis, baissés, allongés dans des postures qui semblaient annonciatrices, mais de quoi. Il avait la sensation que sa vie entière se résumait à un mouvement, qu’elle n’avait jamais été constituée d’une autre substance que la fuite.
La faille a la particularité, peu courante dans la littérature policière sud-africaine, de ne pas évoquer la situation politique et sociale du pays. Tout comme de faire peu de cas des relations entre communautés, celles-ci étant à peine mentionnées lors d'un bref dialogue suite à la découverte du corps du pasteur. Plus allégorique que réaliste, le roman de Damon Galgut s'appuie sur des détails qui peuvent sembler anodins, comme ce procès dans une église transformée pour l’occasion en tribunal, procès perturbé par l’installation bruyante d’un cirque ambulant et interrompu quand un animal s’échappe de sa cage… Le chemin des fugitifs croisera à nouveau le cirque alors que celui-ci quitte la ville sans que l'on sache si la représentation a eu lieu. Une rencontre entre ceux qui fuient sous la pression et ceux dont la vie consiste à parcourir librement les routes. Le lecteur trouvera d’autres symboles dans La faille : l’église en feu, la traque des hommes et de l’animal échappé du cirque, l’éclipse de soleil…
Refusant toute emphase – courts paragraphes, phrases brèves, dialogues minimalistes, – et alternant les points de vue entre les trois protagonistes dans des séquences temporelles éclatées, La faille évolue progressivement vers un dénouement inéluctable digne d’une tragédie grecque ou d’un roman de Faulkner. Roman sur le destin mais surtout sur le combat désespéré et dévastateur que doit mener l’homme pour conquérir ou préserver ce qui lui est le plus cher, sa liberté, La faille est une parabole palpitante sur la tromperie et la culpabilité, mais aussi sur l'compossibilité de la rédemption.
Quand les hommes, même s’ils s’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux, et ils peuvent suivre des chemins divergents ; au jour dit, inexorablement, ils seront réunis dans le cercle rouge. (Citation apocryphe de Râmakrishna en ouverture du film de Jean-Pierre Melville, Le cercle rouge.)
Damon Galgut, La faille (The Quarry, 1995) © Paris, Editions verticales, 1998.